fin de printemps
- jacantigone
- 17 juin
- 3 min de lecture
J'ai longtemps réfléchis à écrire sur l'emprise, sur les violences familiales mais la vérité c'est que je n'ai pas envie de parler de ces sujets avec détachement. Bien sûr, se serait plus facile, de vous parler en théorie, de lister des études mais pour moi ce ne sont pas des chiffres, ce ne sont pas des concepts. C'est ancré dans mon esprit et dans ma chair, ça me suit partout. Je vais raconter des scènes, des impressions, mes pensées et mes peurs telles que je les comprends et je les vois maintenant.
TW : alcool, emprise
Il fait noir et c'est l'été. Il fait chaud et la table est dressée dehors. Je crois qu'on fête son anniversaire. Il y a la viande brûlée à l'extérieure et crue à l'intérieure du barbecue, les salades de Manu que personne ne touche et surtout une quantité astronomique de vin. Je peux me coucher plus tard mais tous ses hommes me mettent mal à l'aise alors je fais du trapèze dans mon pyjama short. Je me raconte des histoires où je suis un héros ou une gymnaste olympique. Ils continuent à boire et bientôt même le trapèze n'est pas assez loin, je vais me coucher en espérant qu'on m'oublie, si seulement il m'oubliait juste ce soir. Je me couche dans mon petit lit d'enfant, des draps avec des chats ou des chevaux. Je ne dors pas, je suis en alerte. Chaque fois j'attend d'entendre les portes de voiture qui claquent et l'escalier qui grince sous ses pas lourds. Et en attendant, je lis à la lumière de ma petite lampe, où je rêve les yeux ouverts. Mes pensées sont plus réelles que cette semi campagne, que les voitures que j'attends passer à travers ma fenêtre et même peut-être que le chien, la belle-mère et moi. Le père est vrai, sans doute trop.
Il est très tard , je suis fatigué mais je l'entends enfin monter, c'est fini, je suis sauf, je vais pouvoir enfin dormir...
Ma porte s'ouvre, sa voix est proche, j'ai peur comme des monstres sous mon lit alors j'allume la lumière et je me recroqueville dans un coin. "Méchante, méchante, Papa ne te veux pas de mal" c'est sa voix à lui dans ma tête à moi. Il est saoul, je ne comprends pas ce qu'il dit, le ton est mielleux mais de lui tout est une menace. Il se couche, il veut me prendre dans ses bras, son grand corps prend toute la place, il est lourd, je suis comme écrasé, je ne sais pas si c'est son poids ou juste son immense présence dans mon espace. Je ne crie pas, les gentilles filles ne crient pas, j'ai juste envie de pleurer, envie qu'il me laisse, envie de dormir et d'oublier.
Manu vient le chercher, elle est confuse, elle voit que j'ai peur. Elle me réconforte "Ne t'inquiètes pas, Papa a trop bu, essaie de dormir maintenant, il est tard". Il est penaud, grand gaillard redevenu un gamin grondé, pendu aux bras de sa compagne. Elle parait si solide malgré son mètre cinquante. Je pense à ma mère, au numéro que je connais par cœur et pourtant je sais qu'elle dort, maman va toujours dormir tôt. Je ne descendrai pas les escaliers pour aller chercher le téléphone fixe sur son socle dans le salon. Demain, j'aiderai à nettoyer les assiettes pleines de gâteau, les tâches de vin rouge sur la nappe, les tasses du service qu'on ne sort que pour les invités. Les serviettes que j'ai plié avec application sont imbibés de sauce. Moi non plus je ne suis plus propre. J'ai son poids qui pèse sur ma poitrine, sa voix confuse dans les oreilles "sois gentille, laisse toi faire"
J'y pense souvent à cette soirée de la fin du printemps, peut-être parce que c'est une des seules dont je me souvienne si bien. Je devais avoir quelque chose comme 9 ou 10 ans, en tout cas c'était avant la naissance de ma sœur. Je revois surtout très bien les lieux, je détestait cette maison. Chaque année, cette période de l'année est dure même si depuis 2022 octobre est haut sur la liste aussi. Je ne pense pas que cet évènement là soit particulièrement le déclencheur, parce qu'à part l'irruption dans ma chambre, le schéma est typique des soirées d'été qu'il y avait à la maison. Je sais en tout cas, que c'est dans des moments comme ça où je me suis senti pris dans un pacte avec Manu. Elle faisait de son mieux pour que ça se passe le mieux possible pour moi mais je devais faire comme si tout était normal, comme si j'avais hâte qu'on ait des invités. Il y a eu quelque fois où j'ai appelé ma mère, notamment à partir du moment où j'ai eu un téléphone portable.
Je précise que depuis je ne supporte plus les barbecues.

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